Télécharger tout l’ouvrage iciPhèdre, seconde femme de Thésée, roi d’Athènes, éprouve un amour criminel pour Hippolyte, le fils de son époux ; tel est le fatal secret que lui arrache, après bien des prières, Œnone, sa nourrice. Au moment où elle vient de faire ce cruel aveu, Thésée est absent et bientôt le bruit de sa mort se répand dans Athènes. C’est Phèdre elle-même qui vient annoncer cette triste nouvelle à Hippolyte ; dans cette entrevue, sa tête s’égare et elle lui fait l’aveu de ses coupables sentiments. Hippolyte, épouvanté, la repousse avec horreur et Phèdre, humiliée, jure de se venger de cet affront. Cependant avant de le faire, elle essayera encore une fois de fléchir Hippolyte ; maintenant qu’elle est veuve et libre, elle lui fait offrir la couronne pour prix de son amour. Tout à coup le bruit se répand que Thésée n’est point mort ; il arrive même et Hippolyte l’accompagne. Que va faire la reine déshonorée aux yeux de son époux ? Elle est résolue à se donner la mort ; en attendant, loin d’aller à sa rencontre, elle fuit la vue de celui qu’elle redoute. Thésée, interdit de cet accueil, interpelle la reine, et la nourrice de Phèdre ne trouve d’autre moyen de sauver la vie de sa maîtresse, que d’accuser Hippolyte. Que l’on juge de la colère du malheureux père, lorsque son fils, après ces révélations, ose se présenter devant lui ! Il l’accable de malédictions, le chasse loin de sa présence et conjure même Neptune de punir le coupablejeune homme. Celui-ci se tait et s’éloigne. La vengeance paternelle ne tarde pas à s’accomplir. Peu après, Théramène, accourt pour annoncer la mort d’Hippolyte. Neptune a fait sortir du sein de la mer un monstre menaçant ; les chevaux effrayés se sont emportes et l’infortuné jeune homme est mort de ses blessures en protestant de son innocence. À l’ouïe de cette nouvelle, Phèdre, accablée de remords, vient aussitôt tout dévoiler à Thésée ; mais déjà elle s’est fait justice elle-même, car, à peine a-t-elle achevé déparier, qu’elle tombe empoisonnée aux pieds de son époux.
Le personnage de Phèdre, tel que l’a créé Racine, est le plus beau, le plus poétique, le plus complet qui soit au théâtre. Phèdre n’est point la victime de cette fatalité aveugle et impitoyable du paganisme qui chargeait souvent la plus rigide vertu d’un crime abominable dont elle n’avait pas plus la conscience que la volonté. La fatalité qui pousse Phèdre au crime en lui laissant la conscience da sa faute, et qui la punit de la mollesse de sa résistance et de l’insuffisance de sa vertu, nous parait renfermer un enseignement dont il n’est personne qui ne puisse saisir le sens. Aussi, après la lecture de Phèdre, les solitaires de Port-Royal, et entre autres le célèbre Arnauld, pardonnèrent à leur ancien disciple la gloire qu’il s’était acquise par ses œuvres théâtrales ; leur sévérité fut désarmée, ils ouvrirent les bras au pécheur.
Le sujet de cette tragédie est pris d'Euripide. "Quand je ne devrais, dit Racine, que la seule idée du caractère de Phèdre, je pourrais dire que je lui dois ce que j'ai peut-être mis de plus raisonnable sur la scène." Il aurait pu ajouter aussi, le plus beau rôle et le plus fortement tracé de tous ceux qu'il a mis au théâtre. Il s'est servi avec une merveilleuse adresse de cette idée de fatalisme qui formait le sujet de la plupart des tragédies chez les Anciens, et qui, chez les Modernes, et surtout chez les Français, qui attachent une si grande importance à ce qu'on nomme convenances du théâtre, n'aurait pu que paraître révoltant.
Racine est le seul qui ait risqué un tel rôle sur la scène française, et le Macbeth de Shakespeare est peut-être le seul du théâtre moderne qu'on puisse comparer à cette belle production du tragique français. Ces deux personnages, poussés vers le crime par une fatalité irrésistible, inspirent un intérêt d'autant plus fort qu'il est plus naturel, et qu'il résulte, non du crime qu'ils ont commis, mais du malheur qui les y pousse. Racine était si fortement convaincu de cette vérité, qu'il observe dans sa préface : "J'ai même pris soin de rendre Phèdre un peu moins odieuse qu'elle n'est dans les tragédies des anciens, où elle se résout d'elle-même à accuser Hippolyte."
Racine a aussi fait quelque changement au personnage d'Hippolyte, qu'on reprochait à Euripide d'avoir représenté comme un philosophe exempt de toute imperfection. Il doit à l'auteur grec l'idée du sujet, la première moitié de cette belle scène de l'égarement de Phèdre, celle de Thésée avec son fils, et le récit de la mort d'Hippolyte.
C'est d'après la Phèdre de Sénèque que notre auteur a conçu la scène où Phèdre déclare son amour à Hippolyte, tandis que dans l'Euripide c'est la nourrice qui se charge de parler pour la reine. C'est aussi au poète latin qu'il doit la supposition que Thésée est descendu aux enfers pour suivre Pirithous, et l'idée de faire servir l'épée d'Hippolyte, restée entre les mains de Phèdre, de témoignage contre lui, idée bien supérieure à celle de la lettre calomnieuse inventée par Euripide. C'est aussi à l'exemple de Sénèque que Racine amène Phèdre à la fin de la pièce pour confesser son crime, et attester l'innocence d'Hippolyte en se donnant la mort.
Le personnage d'Aricie n'est pas non plus de l'invention de Racine. Virgile dit qu'Hippolyte l'épousa et en eut un fils.
On a écrit des volumes pour et contre le récit du cinquième acte où Théramène annonce à Thésée la mort de son fils. Tel qu'il est, c'est un des plus beaux morceaux de poésie descriptive qui soient dans notre langue. C'est la seule fois que Racine s'est permis d'être plus poète qu'il ne fallait, et d'une faute il a fait un chef d'œuvre.
Dans le rôle de Phèdre, le plus beau peut-être qu'on a jamais vu sur le scène, on admire surtout l'art avec lequel Racine a évité les défauts de ses prédécesseurs. Mais c'est surtout dans le quatrième acte, quand la honte et la rage d'avoir une rivale jettent Phèdre dans le dernier excès du désespoir, c'est surtout alors que notre poésie s'éleva sous la plume de Racine à des beautés vraiment sublimes, et c'est après avoir déclamé cette scène avec tout l'enthousiasme que lui inspiraient les beaux vers, que Voltaire s'écria un jour : "Non, je ne suis rien auprès de cet homme-là."
[D'après Daniel Bonnefon. Les écrivains célèbres de la France, ou Histoire de la littérature française depuis l'origine de la langue jusqu'au XIXe siècle (7e éd.), 1895, Paris, Librairie Fischbacher et L.T. Ventouillac.]
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