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I. L'HISTOIRE
OEuvre peu connue du grand public qui, parue autour du 20 décembre 1829, fit pourtant du jeune écrivain un auteur à la mode, coqueluche des dames et des directeurs de revue. Sous la signature anonyme, quelque peu libertine, de « jeune célibataire ». Les deux volumes in-8 que publient Levavasseur et Urbain Canel portent un regard analytique sur le mariage jusque dans ses détails les plus intimes, tout en peignant l'envers du siècle. Par le biais de la vie privée, voilà que se constitue toute une « pathologie de la vie sociale » dont le pivot dramatique devient l'adultère féminin.
Par la problématique à laquelle elle s'attaque, la Physiologie devient un véritable fourre-tout. Bien que parue dans le format in-octavo, elle se rattache à cette infra-littérature que sont les « Arts » et les « Codes », auxquels Balzac participe dans les années 1820 sous le patronage d'Horace Raisson. En se situant en dehors de la hiérarchie littéraire accréditée, le jeune auteur bénéficiait d'une certaine liberté et du prestige qu'offrait le projet d'un inventaire encyclopédique du savoir à la manière des philosophes des Lumières. Trois types d'énoncés se partagent le texte : discours à visée analytique ; corps de maximes, axiomes et aphorismes, mis en valeur par des blancs et formant un ensemble numéroté ; anecdotes peignant les moeurs actuelles.
Mais quelle est la matière traitée dans ce « bréviaire du machiavélisme marital » ? Les six premières Méditations exposent l'état du mariage en France dans la classe des riches et des oisifs, puis proposent une série de réformes en vue d'améliorer la condition conjugale de la femme et donc de l'empêcher de tromper son époux. A partir de la Méditation sur la lune de miel, le mari est placé en position de défense, l'épouse menaçant déjà son bonheur conjugal. La Méditation VIII « Des premiers symptômes » indique les signes auxquels un mari doit reconnaître les prodromes d'une crise conjugale et percevoir le moment où sa femme pense à l'adultère. La Méditation IX « Epilogue » livre un historique du mariage en France et reprend les aménagements que le physiologiste suggérait afin de perfectionner l'institution matrimoniale. La deuxième partie se donne comme codificatrice et, jusqu'à la Méditation XVII « Théorie du lit », elle adresse au mari diverses prescriptions afin qu'il conserve les faveurs de son épouse pour lui seul. La Méditation XVIII « Des Révolutions conjugales » annonce la troisième partie dans laquelle l'auteur dépeint l'échec du mari incapable d'éviter la perte de son épouse et son propre cocuage. Après la Méditation XXVII, « Des derniers symptômes », l'amant se retrouve installé en tiers intrus au sein du ménage !
II. HISTOIRE(S) DU TEXTE
L'histoire abrégée du texte, et celle de « l'affaire Physiologie » (Corr., II, 521), font apparaître l'influence que les éditeurs exercèrent sur son destin :
1) l'édition préoriginale :
Dès 1826, l'écrivain porte en lui ce projet matrimonial, puisque l'imprimeur « H. Balzac » déclare, le 20 juillet de cette année, la composition d'une Physiologie du mariage ou Méditations sur le bonheur conjugal. Les treize Méditations qui nous sont parvenues correspondent aux seize premières de l'édition originale. Elles forment 128 pages in-8, sans page de titre et débutent par : Première partie. Considérations générales. Imprimé, mais non édité, le texte est relié par Balzac lui-même avec l'Histoire de la Rage de son père, Bernard-François Balzac. Il a été publié dans « les Bibliophiles de l'originale », t. XXV, par J.-A. Dacourneau.
2) l'édition originale (1829) :
Sous le titre : Physiologie du mariage/ou/Méditations de philosophie éclectique, sur le bonheur et le malheur conjugal, publiées par un jeune célibataire, Paris, Levavasseur et Urbain Canel : 2 volumes in-8, XXXV. Le deuxième volume commence à la méditation XVII « Théorie du lit », porte la mention de « Suite de la deuxième partie » et contient un errata. Chacun des volumes donne une table des matières. La Bibliographie de la France enregistre le texte le 26 décembre 1829, mais le volume lui-même est ainsi post-daté : MDCCCXXX. Le traité se compose de trois grandes parties où se répartissent trente Méditations. Le découpage et l'aspect classificatoire du traité sont nettement marqués par les titres et la numérotation que reçoivent toutes les parties et sous-parties du traité : la première partie est intitulée « Considérations Générales » ; la deuxième « Des Moyens de Défense à l'intérieur et à l'extérieur » ; la troisième « De la Guerre Civile ». Les citations servant d'épigraphe aux trois parties produisent une certaine symétrie. Les pages de titre des deux volumes portent en exergue l'avis suivant : « Le bonheur est la fin que doivent se proposer toutes les sociétés » (L'auteur). A la suite, dans le premier volume et sur une page à part, un avertissement proscrit aux femmes la lecture de l'ouvrage. L'introduction, datée du 15 décembre 1829 et signée « H. B....C », est séparée du corps des trente Méditations, tandis que la conclusion y est rattachée en ce qu'elle constitue la trentième et dernière Méditation.
3) la deuxième édition (1834) :
Cette deuxième édition fut l'occasion d'un procès avec Levavasseur, d'où « l'affaire Physiologie ». Le titre est identique à la première, à l'exception de la signature : « Publiées PAR/DE BALZAC ». Paris, Ollivier, 2 vols. in-8, XXVII et 330 p. ; 344 p. L'épigraphe sur le bonheur a été supprimée, et l'avertissement aux femmes se trouve après l'introduction. Corrections typographiques minimes. La BF enregistre cette édition le 7 juin 1834. La mise en vente eut lieu plus tard.
4) Les 4 éditions Charpentier (1838, 1840, 1843, 1848) :
C'est pour contrecarrer la contrefaçon belge que Gervais Charpentier crée sa collection in-18, de typographie compacte et à bon marché. Une contrefaçon de la Physiologie. avait d'ailleurs paru chez Meline, à Bruxelles, en 1834. Cette troisième édition du texte est donc en un seul volume in-18 de XXII-408 pages. Les corrections sont minimes par rapport au texte antérieur. L'épigraphe sur le bonheur et l'errata sont conservés. Enregistré par la BF le 27 octobre 1838, l'ouvrage paraît dans une collection inaugurée par la Physiologie du goût de Brillat-Savarin, comme le rappelle la page de titre : Nouvelle édition,/ semblable à celle de la Physiologie du goût / publiée par le même éditeur. Un AVIS IMPORTANT souligne la parenté des deux ouvrages. Les éditions qui suivent ne sont point des tirages nouveaux, mais de nouvelles compositions du texte : la quatrième édition (BF, 19 décembre 1840), sans l'AVIS IMPORTANT, compte 334 pages ; la cinquième édition (BF, 16 septembre 1843), 348 pages ; la sixième édition (BF, 24 juin 1848), postérieure à l'édition Furne et ne tenant pas compte des corrections de l'auteur, ne porte plus la mention relative à l'ouvrage de Brillat-Savarin et compte cette fois 376 pages.
5) l'édition Furne (1846) :
Lorsqu'en 1846 paraît chez Furne le tome XVI de La Comédie humaine, la Physiologie. représente à elle seule les Etudes analytiques. Ces méditations balzaciennes forment ainsi comme le couronnement de l'oeuvre. L'épigraphe sur le bonheur y est supprimée pour faire place à la DEDICACE DE L'AUTEUR : Faites attention à ces mots : L'homme supérieur à qui ce livre est dédié, n'est-ce pas vous dire : « C'est à vous » ? La datation de l'Introduction est corrigée en 5 décembre 1829. En fin de texte, Balzac ajoute « Paris, 1824-1829 », comme pour souligner la longue maturation de son oeuvre. Les éditions antérieures portaient un ERRATA où transparaît la filiation drolatique de l'ouvrage.
Le Furne corrigé ne porte que des corrections stylistiques minimes. Balzac n'a jamais pu mener à bien les remaniements qu'il envisageait pour ce texte, et notamment l'insertion des Petites Misères de la vie conjugale. Charpentier ne supprime-t-il pas, en mai 1839, la mention de « Encore à l'état d'essai » dont Balzac faisait suivre le titre de son livre dans son introduction au Traité des excitants modernes (Corr., III, 589). On peut le regretter, car le « livre infernal » annonce bien « tout le dix-neuvième siècle bourgeois », comme le souligne Arlette Michel (Pl., XI, 900).
III. PERSONNAGES
Il s'agit autant d'un catalogue de situations que d'un répertoire de personnages. Ces derniers sont cependant multiples : 400 000 femmes face à un million de célibataires, à en croire la « statistique conjugale », toutes déductions faites. Donc des rôles plutôt que des personnages, des jeunes gens, des maris, jeunes ou vieux, des vieillards et des dames du beau monde, par dizaines. A l'occasion un « gentleman de l'Ouest », un Méthodiste plus ou moins écossais, et même « le petit-fils du célèbre Boulle », quand il s'agit de choisir un lit conjugal. Mais l'on distingue des silhouettes reparaissantes, d'une Méditation à l'autre. Ainsi Mme de T*** « l'héroïne de la Méditation sur la statistique », ou le comte Charles de Nocé, un ancien émigré dont on ne sait trop s'il est réel ou fictif. Ainsi encore la petite scène, scénario d'une nouvelle, entre Louise de L***, le baron V*** son époux, et Emilie B***, son amie de pension. Mais surtout se déploie l'activité cryptonymique du narrateur (lui-même « jeune célibataire ») qui émaille son texte de « comtesse de *** », duchesse de L***, M. C. *** ou M. A-Z, parfois, de noms plus allusifs comme « Mme V...Y » ou la « comtesse R. D. S. J. D. A. dans laquelle on a reconnu la comtesse Regnaud de Saint-Jean-d'Angély.
IV. LECTURES ET COMMENTAIRES
La Physiologie fut d'abord un événement parisien, mais c'est un texte capital dans la genèse du roman balzacien et dans l'architecture de La Comédie humaine, sinon dans sa conception. Le succès qu'obtint le « jeune célibataire » fut en partie dû au scandale. Bien que les journaux reproducteurs publient des extraits de la Physiologie, ils restent prudents sur le choix des fragments comme si le traité était trop osé pour leurs lecteurs. Le « livre infernal » (la formule est de Jules Janin) déroute les critiques, doublés toutefois par le public qui en assure le succès. A part Le Lutin (29 décembre 1829), La Pandore (30 décembre 1829, 1er mars 1830), le Mercure de France au XIX siècle (février 1830, tome XXIII) et le Journal des Débats (7 février 1830), qui reconnaissent le sérieux de l'ouvrage et en louent la veine drolatique, les autres journaux boudent ou attaquent ce texte pour cause de misogynie (La Gazette Littéraire du 7 janvier 1830) ou pour son genre polisson (Le Globe, VIe année, n° 2, 16 février 1830). Le Feuilleton des Journaux politiques (17 mars 1830), quant à lui, reproche à l'auteur son ton plaisantin sur des questions « qui touchent aux principes fondamentaux de l'édifice social ». Dans l'entrée qu'il consacre au « livre infernal » dans son Grand Dictionnaire Universel, Pierre Larousse ne voit là qu'une oeuvre frivole et déclare : ce n'est qu'une « moquerie du mariage qu'il faut chercher dans ce livre de Balzac ». Et pour finir, il cite la sévère critique que Sainte-Beuve en avait faite (Revue des Deux Mondes, 15 novembre 1834) : une « macédoine de saveur mordante et graveleuse, dans le goût drolatique » ! On pourra toutefois préférer la réception gourmande que réserva Le Lutin aux mets et aux mots de la Physiologie : « voilà de quoi remettre en appétit les lecteurs friands et gourmets qui assistent au grand banquet de la littérature moderne comme un gastronome parisien à un repas champêtre, c'est-à-dire comme la statue est au festin de pierre ».
Ajoutons ceci :
« Ne commencez jamais le mariage par un viol »
« Etre passionné, c'est désirer toujours »
« Quand deux êtres sont unis par le plaisir, toutes les conventions sociales dorment »
« Lire, c'est créer peut-être à deux »
Ces belles formules sur le plaisir et la lecture ainsi que cette injonction, plutôt hardie, sur l'art érotique qui doit présider au rapport intime sont extraites non point d'un roman de Balzac, mais de la Physiologie du mariage.
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