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mercredi 3 juillet 2013

On ne met pas en cage un oiseau pareil

« On ne met pas en cage un oiseau pareil ! »

Mohammed KHAÏR-EDDINE
« On ne met pas en cage un oiseau pareil ! » (Dernier journal, août 1995)
Bordeaux, William Blake & Co., nov. 2001
Au mois d’août 1995, très malade, peu de temps avant sa mort, Mohammed Khaïr-Eddine tenait un journal. Peu soucieux de chronologie ou de pacte autobiographique, il notait les avancées du mal (seulement à
quelques demi-heures d’écart parfois), ainsi que ses souvenirs, ses pensées désabusées sur l’état du monde, ses salutations amicales aux amis défunts, ses réflexions sur son travail d’écriture. Les deux cahiers d’écolier remplis de « notes moroses », ainsi que Khaïr-Eddine s’en plaint lui-même, composent donc comme le chant du crépuscule d’un homme et d’un écrivain.
Si Khaïr-Eddine fait, avec un réalisme minutieux, la description des symptômes, des soins, de la douleur, de l’imminence de la mort, c’est avec l’ironie du désespoir. Victimes d’erreurs médicales à répétition, Khaïr-Eddine a la dent dure contre les blouses blanches. Vendredi 11 août, 12h45 : « Si tous les malades devaient se venger, il n’y aurait plus de toubibs. » Dimanche 13, 15h15 : « Prendre un de ces médecins, lui trancher la gorge sans frémir, le tailler en lanières et disperser sa barbaque aux corbeaux ! » Au passage, les universitaires vautours en prennent aussi pour leur grade. « Les profs d’université vous font manger du sable à la place du couscous. » (mardi 8).
Aussi loin que possible de ces oiseaux de mauvais augure, le poète, recueilli par des amis entre Casablanca et Rabat, entre en sympathie avec un loriot, qui vient chanter le matin à sa fenêtre. Le second cahier s’interrompt sur un poème consacré à cet oiseau (L’Albatros de Khaïr-Eddine ?). Il parle aussi, un autre jour, d’une huppe, cet « oiseau qu’on ne met pas en cage ; il doit rester libre » (lundi 12), et qui donne son titre au Journal. La huppe, cet « oiseau biblique » dans la beauté duquel Khaïr-Eddine trouvait quelque chose de sacré, était aussi le nom d’une revue satirique bilingue qu’il avait fondée à Casablanca, et que la censure avait stoppée en plein vol.
Dans sa déréliction, coupé des siens et progressivement détaché de la vie, Khaïr-Eddine exprime sans nuance sa rancœur à l’égard des « dames » et son ennui de la « bagatelle » (lundi 7) ou – plus intéressant – sa grande désillusion quant à la vie politique et à la société du Maroc et de l’Algérie. Il dénonce sans ménagement la corruption à tous les étages, les inégalités sociales, le saccage de l’environnement, etc. « Continuez donc, ô politique de la désespérance ! C’est le temps des assassins (Rimbaud) » (mardi 8). La poésie encore, et toujours. « Je suis rassasié de ces images violentes et de ces informations mauvaises. Je veux que la vie soit claire ! Alors, j’invente autre chose : Un vieux couple au village. » (même jour) La fiction comme antidote. Pourtant, les Etats ne font pas grand-chose pour favoriser ce contre-poison : « La France actuelle ne fait strictement rien pour la défense de sa langue. » (mercredi 9) ; « Les arabes se foutent de leur culture » (vendredi 11).
Le Journal est un constant aller-retour de la mémoire entre le Maroc et Paris. Khaïr-Eddine se souvient de la vie intellectuelle des années germanopratines, de l’effervescence des revues littéraires, mais aussi de la solitude du poète. Emergent de ces récits les magnifiques portraits des amis d’une vie que Khaïr-Eddine salue dans un dernier geste d’estime. Parmi tant d’autres, Michel Leiris, Jacques Berque « l’orientaliste arabisé », les poètes Marcel Béalu et Pierre Béarn. (On apprend à cette occasion que c’est à Khaïr-Eddine que l’on doit la diffusion du poème de Béarn contenant l’expression « Métro-Boulot-Dodo » – contribution à mai 68.) Khaïr-Eddine n’oublie pas non plus les noctambules compagnons d’infortune, clochards lettrés rencontrés au gré des zincs. Destins retracés avec grande sympathie à la manière de Vies minuscules en miniature.
Il est évidemment beaucoup question de l’écriture et c’est sans doute cela qui fait de ce journal, outre l’éphéméride de la douleur et du désenchantement, une sorte de testament littéraire. Khaïr-Eddine évoque ses conditions de travail – dans un bar de la place de République, où il rédigeait en 1977 Une vie, un rêve, un peuple, toujours errant, un policier de la mondaine lui crie: « Bravo, Khaïr ! Bravo ! Vous arrivez à écrire dans ce merdier. » (vendredi 11, 3h34) –, les caprices de l’énergie créatrice et les obstacles – « Ah ! que j’aurais aimé écrire de belles choses à la place de ces notes moroses ! Et pourtant, j’étais dans le même état quand je rédigeais Un vieux couple au village. L’inspiration balayait la douleur, l’inconfort physique et tout le reste. » (jeudi 17) – et, évoquant ses années de lycée et la découverte de Baudelaire, Rimbaud, Sartre et Camus, le mystère de la vocation : « Je voulais avant tout être poète » (lundi 28).
Antoine Hatzenberger
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