Social Icons

mercredi 3 juillet 2013

Le Monde à côté (Compte rendu de lecture)

Compte rendu de lecture:
Le Monde à côté de Driss Chraïbi, Denoël, 2001
par Jeanne Fouet
            Trois ans après Vu, lu, entendu,  Driss Chraïbi a publié en octobre 2001 ce qui semble bien être la suite de ce premier tome de « mémoires », mais, qui curieusement, s’auto-définit comme « récit » sur le première de couverture. Il y a là un écart dans l’identification générique qui vaut qu’on s’y attarde. Toute autobiographie est en effet un récit, un récit rétrospectif obéissant au « pacte autobiographique » défini par Philippe Lejeune comme garant du fonctionnement de ce type de texte. Mais les « mémoires » prennent en charge l’ancrage historique de l’écrivain, et le récit peut parfaitement être de fiction; sans doute est-ce là une des clés de l’écriture du Monde à côté, dont l’auteur nous apprend qu’il doit son titre à un livre de Fritz Peters adapté pour la radio à l’époque où Chraïbi travaillait pour France-Culture. Entrons donc dans ce Monde à côté, qui pourrait bien être à côté du monde.
            Pourquoi écrire sur soi? En fonction de quels destinataires? Au service de quel projet littéraire? Autant de questions que nous souhaitons garder en mémoire pour tenter de rendre compte de l’ouvrage qui nous occupe, et qui nous serviront ici de grille de lecture.
Ecrire soi, écrire sur soi, c’est toujours tenter de donner une cohérence à son parcours, de retravailler le fil du temps, et c’est toujours une préoccupation d’écrivain reconnu et/ou vieillissant. Aussi l’autobiographie réinterprète-t-elle la vie passée, isolant tel ou tel aspect, telle ou telle anecdote, dans le but de lui donner du sens. L’écrivain s’applique alors à son autoportrait, et Chraïbi ne déroge pas à la règle du genre. Son lecteur retiendra des traits d’indépendance à l’égard de tous les pouvoirs, mais aussi quelques coquetteries (j’ai des lettres de Mitterrand, mais je ne vous les livrerai pas…) un certain penchant pour la galéjade, l’amour et la bonne nourriture, se perdra quelquefois dans l’évocation de multiples déplacements et la mention de multiples rencontres professionnelles ou autres qui relèvent de l’accumulation simple: certes, il a connu beaucoup de monde, et tient à nous le faire savoir. C’est la partie la plus faible du texte, lorsque l’auteur semble oublier qu’il vise un public précis, celui qui lui reconnaît la qualité de romancier et attend autre chose de lui que le défilé de noms propres, ceux de tous ceux qui l’aidèrent à se faire « une place au soleil »…On reste également réticent devant le long récit de son premier mariage, ou devant l’épisode de la thérapie paternelle pratiquée envers une jeune fille toxicomane. La réticence vient de ce qu’aucun sens ne peut être dégagé de ces moments de vie privée, et que le lecteur peut se sentir comme convié à assister à une exhibition familiale dont la morale pourrait être: « il ne faut pas emmener vivre en HLM une jeune épouse qui aime la montagne », ou « un père décidé peut sauver sa fille de l’enfer de la drogue grâce à des bains froids et à la pratique de la pâtisserie à domicile ». Ce n’est pas pour l’exposé de ces accidents douloureux et banals de la vie que nous aimons le travail d’écrivain de Driss Chraïbi!
Intéressons-nous plutôt à la valeur de témoignage du texte, à ce qu’il peut nous permettre de comprendre de l’insertion d’un jeune Marocain dans le Paris des années 50 et 60: nous restons là encore sur notre faim…Quelques portraits au vitriol de sommités du monde éditorial, quelques mentions sévères sur les succès éditoriaux du temps, l’allusion aux premiers travaux de Tahar Ben Jelloun composent un tableau bien pâle, auquel manquent cruellement des perspectives qui eussent été nécessaires sur la guerre d’Algérie vue de France ou les manifestations récurrentes du racisme en métropole. Mais après tout, Chraïbi a écrit Les Boucs, et c’est du côté de ses romans qu’il faut chercher ses engagements et ses déchirures intimes.
Si l’auteur a songé à ses destinataires, il ne les a pas épargnés. Comment aurait-il ignoré que la critique universitaire lui assurerait un public fidèle, lui qui reconnaît à cette critique une bonne partie de son succès? Citer précisément le travail de Kacem Basfao s’imposait, mais la mention des difficultés privées de ce chercheur fonctionne comme une effraction dans la vie réelle d’autrui, sans la précaution qu’autorise la distance de l’écriture autobiographique, qui dit un roman vrai ne valant que pour soi…Quant aux confrères en littérature francophone maghrébine dont parle Chraïbi, ils ne sont pas gâtés: Ben Jelloun en arriviste, Rachid Boudjedra en illuminé, et de façon générale tous les auteurs et critiques en pédants ennuyeux incapables d’apprécier la vie. Il va de soi que nous n’avons aucune raison de prendre notre autobiographe au pied de la lettre, il nous met d’ailleurs suffisamment en garde, évoquant avec amusement les fables et contes divers inventés à l’occasion pour le plaisir de piéger l’auditeur naïf: ainsi put-il se faire passer pour un souteneur ou un clandestin de kibboutz auprès d’un éditeur ou d’un universitaire!
La gourmandise avec laquelle Chraïbi restitue ces épisodes permet de renouer le fil qui le lie à l’Inspecteur Ali, dont nous aimerions bien lire encore quelques aventures…Il faudra que l’auteur manque d’argent, cause efficiente de toutes ses productions littéraires selon ses dires. On espérerait presque que Le Monde à côté se vende mal. Alors, le romancier reparaîtra: celui qui sait discerner dans la forme d’un nuage la silhouette d’un personnage, celui qui tente obstinément de conjoindre langage, musique et couleurs au service du texte, celui de ces phrases magnifiques reprises presque mot pour mot de La Mère du printemps (l’oum-er-Bia) dans Le Monde à côté, celui de l’étonnement de vivre qui ne se dit pas mais se transfigure par l’art littéraire. Foin alors des explications fumeuses sur le reniement du Passé simple, des remarques sur les vols long-courrier où on ne peut pas fumer, des allusions superflues aux piqûres contre l’arthrose et autres silences bavards qui tissent une grande partie de ce texte. Dans Le Monde à côté, les meilleures pages portent sur l’expression d’une communion intense avec la nature et celle d’une identité heureuse et forte, qui sait faire de la différence une richesse, de la découverte un tremplin vers la liberté de l’être. C’est sur ce socle que s’édifie une œuvre, que s’échafaude la carcasse de l’Inspecteur Ali ricanant devant le tombeau du « moyenâgeux » Hassan II, que s’élabore la critique souverainement désillusionnée de la société marocaine de la fin du XXème siècle, et que, par la grâce d’une insolence réjouie, l’Islam coule à flots en même temps que le whisky!
La valse « lente jusqu’à l’immobilité » qui clôt le texte ne doit pas nous tromper. L’écrivain, malgré quelques moments de fatigue, ne dort pas encore. Bonjour, le prochain livre!
Partager

Aucun commentaire :